: AU PIED DU MUR


Rédigé le Vendredi 29 Mai 2009 à 00:00 |

Nous y sommes, au pied du mur. Nous Guadeloupéens et Martiniquais* , liés sous le chapiteau de la colonisation pour le meilleur et pour le pire. Jusqu’à présent nous n’avons vécu que le pire. Le meilleur est sans doute à venir. On peut encore en rêver. Mais revenons au présent qui bouillonne.
En Guadeloupe, un groupe de signataires d’une pétition adressée au journal France-Antilles du mardi 12 mai 2009 s’est distingué en prenant la défense des politiciens élus et s’est fait le chantre de la « démocratie ». Vingt-et-un « intellectuels guadeloupéens », auxquels se sont joints Maryse CONDÉ et ses amis qui mangent à la table du pouvoir.
Ces « intellectuels guadeloupéens » ont condamné l’intrusion du LKP et de la foule, à Basse-Terre, jeudi 7 mai 2009, au Conseil général.
Nous sommes effectivement, présentement, au pied du mur. Finis les finasseries, les rodomontades, les coups de menton et les éclats de voix ! Le moment est venu de savoir réellement qui nous sommes et ce que nous voulons.
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*La Guyane, je ne l’oublie pas. Je pense qu’elle a son avenir formulé dans le sillage de ses quatre consoeurs géopolitiques, le Suriname, la Guyana, la Guyana venezuelienne et l’Amazonie.


Je ne dois pas être le seul Guadeloupéen, je présume, à refuser de me mobiliser sous le label d’« intellectuel ». Pourquoi ai-je toujours une irrésistible envie de m’assurer d’avoir ma machette à portée de mains lorsque j’entends pérorer à l’unisson, ou séparément, ces « intellectuels guadeloupéens » ? Je n’ai pas voulu approfondir la question tant elle me paraissait jusqu’ici secondaire et personnelle. Au vrai, quand j’y songe, je laisse volontiers ce terme d’« intellectuel » aux Français qui en ont fait une spécialité bien particulière depuis l’Affaire Dreyfus. Rappelons brièvement cette naissance du terme.
Le 14 janvier 1898 paraît dans le journal L’Aurore, une pétition des « intellectuels ». La veille, le 13 janvier, Emile ZOLA avait publié dans le même journal son célèbre texte J’Accuse, consécutif à l’acquittement d’ESTERHAZY. Le premier nom figurant sur la pétition était celui d’Anatole France, membre de l’Académie Française et futur Prix Nobel de Littérature. C’est Georges CLÉMENCEAU, rédacteur en chef de L’Aurore qui, le 23 janvier 1898, dix jours après « J’Accuse », écrivant également dans le journal, baptisera du nom d’« intellectuels » les pétitionnaires dreyfusards : « N’est-ce pas un signe, tous ces intellectuels, venus de tous les coins de l’horizon, qui se groupent sur une idée et s’y tiennent inébranlables ? ». Pour la première fois, ce substantif est utilisé dans un sens civique et collectif.
Anatole France, on le sait moins, désapprouva l’emploi du mot intellectuel, faisant observer que c’était du mauvais français, ce mot « voulant dire : qui appartient à l’intellect, ne peut s’appliquer qu’à une faculté de l’esprit… On ne peut pas en faire une qualité des personnes ». (J. SUFFEL, Anatole France, Ed. du Myrte, 1946.) L’écrivain avait également pris ses distances vis-à-vis de la naissance du « parti intellectuel ». Il n’a pas été le seul à critiquer sévèrement ce concept dès sa naissance. D’autres écrivains ont fustigé le terme : « Jusque vers la fin du siècle dernier, on avait eu des poètes, des philosophes, des savants, des artistes, des écrivains, des professeurs. (…) Nous n’avons désormais que des ‘Intellectuels’. Encore, s’ils ne s’appellent franchement les ‘Intelligents’ n’est-ce que fausse modestie… ‘Intellectuel ‘, ce titre nouveau devait plaire par son indistinction même à des demi-savants, à des demi-artistes, à des demi-écrivains. Il est tout gonflé de la fatuité moderne ». (J. GUÉHENNO, Caliban parle, pp. 118-119).
Citons enfin cette remarque d’un auteur qui s’en prenait à Paul NIZAN : « Au risque de lui décocher une grosse injure, je dirai qu’il est un intellectuel » (A. THÉRIVE, Moralistes de ce temps, p. 364).
Malgré ces critiques et ces réticences, le concept d’« intellectuel », en France, a poursuivi une brillante carrière sémantique et connu la fortune que l’on sait. Il y avait eu antérieurement des intellectuels qui avaient laissé leurs empreintes sur le XVIIe et le XVIIIe siècle. Mais c’est sous ce label qu’ils vont se faire connaître du public en 1934-1936 sous le Front Populaire et surtout après la guerre, en 1945, avec des personnalités comme Jean-Paul SARTRE, Raymond ARON et Simone de BEAUVOIR.
Hervé HAMON et Patrick ROTMAN ont publié une enquête en 1981 sur ces « cumulards » appartenant à l’intelligentsia française, qui dominent l’Université, l’Edition et les Media. Parmi ces « intellocrates », mentionnons les historiens François FURET et son beau-frère Pierre NORA, Jacques JULLIARD, Marc FERRO, et les anthropologues Marc AUGÉ et sa femme Françoise HÉRITIER qui a succédé à Claude LÉVI-STRAUSS au Collège de France. Réservons une mention spéciale à Jacques ATTALI, qui sait tout et qui parle de tout, ainsi qu’à Régis DEBRAY qui s’est rendu en Haïti à la demande du gouvernement français. Le rapport qu’il a rédigé à son retour à Paris dort encore dans un tiroir et n’a guère été utilisé par le pouvoir. Tous les gouvernements français qui se sont succédé depuis le XIXe siècle n’ont jamais avalé, digéré la débâcle de l’armée française à Saint-Domingue en 1803. Cette défaite mémorable, bien avant celle de mai 1940 et de Dien Bien Phu en 1954, a laissé un goût amer dans les gorges françaises qui ne pardonnent pas aux Nègres haïtiens cette humiliation. Cette rancune tenace explique en partie les silences de l’historiographie française sur les développements de la colonisation. Les intellectuels français se sont toujours bien gardés de prendre clairement position sur ces « lambeaux palpitants de la France… sous d’autres cieux », selon JAURÈS, que sont les colonies des Caraïbes.
Lequel de ces intellectuels s’est-il dressé à l’époque pour critiquer les décisions du pouvoir visant à museler le député poète Aimé CÉSAIRE, interdit de paraître dans les medias français, particulièrement la télévision? Et pourtant après sa mort, le député-maire-poète a été salué par toute l’intelligentsia française avec des larmes de crocodile. De son vivant, CÉSAIRE non plus ne satisfaisait pas ces penseurs français : son fameux Discours sur le colonialisme en étranglait plus d’un par ses propos incisifs sur des politiciens français de renom comme Marius MOUTET et Paul REYNAUD, tous deux ministres des colonies.
Lequel de ces brillants penseurs, de gauche ou de droite, a-t-il analysé la situation des colonies métamorphosées en départements par la loi du 19 mars 1946 ? Lequel a-t-il signalé au pouvoir la misère de ces populations insulaires acculées à vivre sous la domination totale des békés alliée à une administration française, projection de l’Etat colonial, avec ses appareils d’oppression (Justice, Police, Gendarmerie, Armée, Ecole, Eglise, Presse) ? Lequel a-t-il simplement dénoncé la mascarade de ces élections au suffrage universel dans des territoires colonisés où la population pratique l’abstention depuis… 1848 ? Lequel a-t-il pointé du doigt ces énergumènes élus à l’Assemblée nationale ou au Sénat qui, comme me le disait l’un d’eux, ne servent à rien dans les hémicycles ?
Quel « intellectuel » a-t-il jamais stigmatisé l’effort déployé par les gouvernements français depuis 1946 pour museler les populations et offrir aux élites politiques (membres des Conseils généraux et régionaux) les reliefs d’un repas empoisonné… ?
Finalement, que retenir de ces brillantes individualités, ces professeurs, ces grands maîtres de la parole et de l’écrit ? Ces adeptes de la Méthode qui préfèrent se taire quand il s’agit de l’outre-mer ou des outre-mers, c’est-à-dire des colonies ? Des colonies, disons-le clairement, qui permettent à un petit pays médiocre dans le monde du XXIe siècle, de jouer dans la cour des grandes puissances (Chine, Inde, USA, Russie, Brésil). De tous ces intellectuels français, je retiens l’arrogance, la prétention à tout connaître, à parler de tout, la suffisance et parfois, chez certains, le racisme…
Courant derrière leurs modèles français, les « intellectuels antillais » se caractérisent par leur mimétisme et leur comportement assimilationniste. Nous avons pu démontrer historiquement l’existence d’un champ politique créé dans les colonies après l’abolition de l’esclavage en 1848, produisant et reproduisant une galerie de politiciens compatibles avec les principes de l’assimilation (au sens de BOISSY d’ANGLAS, voir mon livre Guadeloupe : Faire face à l’histoire, Paris, L’Harmattan, 2009). On pourrait aisément analyser le groupe des intellectuels insulaires (Guadeloupe et Martinique) qui se moulent dans des modèles français et cherchent à se tailler des places dans le sillage de l’occupation coloniale.
Pourtant nos compatriotes auraient bien pu prendre d’autres modèles. Je pense par exemple à HO CHI MINH et VO NGUYEN GIAP qui ne se sont pas amusés à se déclarer « intellectuels », mais ont combattu et battu les armées françaises et nord-américaines. HO CHI MINH, dans ses Carnets de prison, avait montré des talents de poète, comparable par la langue (chinoise) aux écrits de MAO ZE DONG. A-t-il revendiqué pour autant un statut d’« intellectuel » ? Bien sûr que non. L’oncle HO et V.N. GIAP ont posé et résolu le problème de libération nationale en se fondant sur les qualités de leur peuple, sur l’histoire, sur leur capacité à créer un processus de lutte révolutionnaire qui aboutit à l’indépendance de leur pays.
C’est au pied du mur que se matérialisent les objectifs et les labels : « intellectuels » ou « révolutionnaires » ? Les routes ne sont pas les mêmes. Les intellectuels choisissent la parade, la contorsion, les applaudissements. Certains de ces « intellectuels antillais » terminent leur vie sous les auspices du pouvoir central, ne songeant qu’au Prix Nobel de littérature ! Les « révolutionnaires » comme HO CHI MINH et VO NGUYEN GIAP choisissent de se battre pour arracher leur indépendance.
Les « intellectuels antillais » choisissent majoritairement d’écrire des poèmes, des romans, des essais, voire du théâtre, mais ignorent l’histoire et l’évolution des territoires des Caraïbes. Comment dans ces conditions peuvent-ils créer, inventer un processus de rupture avec la colonisation française, un processus de lutte de libération ? En Guadeloupe où les « intellectuels » fourmillent, que dire de leur activité créatrice pour élever le niveau de conscience de la population et formuler des projets de lutte ? Quels projets, quels plans, quelles trajectoires préconiser pour la Guadeloupe et les Guadeloupéens prisonniers de plusieurs siècles de colonisation française ? Que prévoient ces « intellectuels » qui ont leur opinion toute faite sur bien des sujets ? Alors ? Nous vous écoutons. Que faire ?
Au vrai, vous vous taisez car vous n’avez rien à dire. Ou plutôt si. Encore un dernier essai, un dernier roman à sortir en librairie, un texte-conte pour raconter vos exploits de philosophe ou d’économiste à la solde du pouvoir.
Nous sommes avec vous au pied du mur. Vous nous proposez quoi finalement ? De nous soumettre aux dictats du pouvoir central et des békés ? Aux palinodies et aux simagrées des élus locaux ?
Savez-vous qu’en Guadeloupe, les seuls dirigeants responsables en 1848, SÉNÉCAL et ALONZO, ont été neutralisés, écartés, pour laisser la place à SCHOELCHER et à son ami, cette ganache de PERRINON qui ne pensait qu’à mettre son artillerie en campagne pour se débarrasser des émeutiers de Saint-Pierre et de Fort-de-France. SÉNÉCAL, ALONZO et leurs amis avaient élaboré une organisation politique visant à se réapproprier leur indépendance. Ils avaient créé et publié deux journaux manuscrits lus dans les campagnes, distribués de nuit par des cavaliers, et créé un drapeau pour une Guadeloupe indépendante.
Hélas, les « intellectuels » guadeloupéens ignorent l’histoire : ils se contentent de citer DELGRÈS, IGNACE et SOLITUDE en 1802 et de vouer PÉLAGE aux gémonies. Aucun de ces « intellectuels » signataires – sauf un historien dont la présence ne me surprend pas dans ce lot – ne s’est investi dans les recherches historiques aux Archives nationales à Paris, aux Archives Nationales d’Outre-Mer d’Aix en Provence, à Londres, à Séville, à Madrid, à Lisbonne… pour apprendre son histoire. Combien de ces « intellectuels » ont-ils rédigé des ouvrages, des études, cherchant à comprendre les populations de Guadeloupe et de Martinique ? Des populations que les politiciens affirment connaître sans jamais les avoir réellement analysées en profondeur avec les instruments de l’Histoire.
Mai 1967 demeure une page sanglante qui témoigne de la violence du colonisateur et de son mépris des Guadeloupéens. Dire qu’il existe en 2009, dans l’archipel, une poignée d’individus persuadés du contraire. C’est au pied du mur qu’on voit, dit-on, les maçons. On y voit également des « intellectuels Guadeloupéens », se lovant au soleil, au sein d’une Colonisation française maquillée avec les fards de la Démocratie.
Les « intellectuels » annoncent qu’ils se rangent sous la bannière des dirigeants élus. De ces dirigeants qui jouent de la flûte et mènent l’archipel au désastre… Comment laisser pérorer de tels énergumènes se croyant les défenseurs de politiciens dont nous connaissons l’incapacité notoire à chercher et pouvoir résoudre les problèmes. Proposer un projet de « société » ? Un tel projet ne s’édifie pas, ne se conçoit pas en reprenant les vieilles formules usées des politiciens. Croire que les militants politiques des partis traditionnels peuvent proposer des solutions efficaces est une illusion.
Un tel projet ne se forge que dans le socle de l’Histoire et l’invention caraïbe. Nous sommes dans le monde de Caliban, celui de la Musique, de la Poésie, celui des formes particulières entrevues par Miguel Angel ASTURIAS, Alejo CARPENTIER, Jacques-Stephen ALEXIS, SAINT JOHN PERSE (Alexis LÉGER), George LAMMING, Nicolas GUILLEN, Aimé CÉSAIRE, Martin CARTER, Octavio PAZ, Derek WALCOTT, V.S. NAIPAUL, Gabriel GARCIA MARQUEZ, Léon-Gontran DAMAS… Un monde où Culture, Politique et Histoire se combinent pour offrir un accueil délicieux aux Guadeloupéens. A tous les Guadeloupéens qui voudront se réapproprier leur identité et leur patrimoine (Guadeloupe et Caraïbes). A tous ceux qui ne se laisseront pas leurrer par le mirage aux alouettes offert en pâture à la population par des « intellectuels » larbins du système colonial érigé avec la complicité des élus depuis 1848.
La colonisation a favorisé l’émergence de ces dynasties de politiciens, d’élus, privilégiés en Guadeloupe : BANGOU, BERNIER, CHEVRY, JALTON, TIROLIEN, TORIBIO. Notons que les BANGOU descendent de la catégorie sociale des anciens libres possesseurs d’esclaves indemnisés en 1848 par le gouvernement français (Archives nationales, Série K).
Au pied du mur doit s’opérer la jonction de l’Histoire et du Politique. C’est dans l’Histoire que s’enracine le processus de rupture et de lutte de libération. Rien ne peut se construire et se forger en Guadeloupe sans l’Histoire. Aucun processus de libération ne peut se concevoir sans un fondement historique qui ouvre des perspectives à la création politique. Or en Guadeloupe et en Martinique, on voit mal l’importance de l’Histoire dans la création politique d’un processus de libération. Des « intellectuels guadeloupéens » s’acharnent à concevoir l’Histoire comme la cristallisation de deux ou trois moments tirés du XIXe et du XXe siècle.
A propos de 1802, soulignons très brièvement que le colonel PÉLAGE et DELGRÈS se considéraient comme des officiers français et n’ont pas franchi le Rubicon. IGNACE, officier subalterne, n’a fait qu’obéir aux ordres de son chef (DELGRÈS) en allant s’enfermer à Baimbridge, ce qui équivalait à une reddition. A Saint-Domingue en revanche, après la capture de TOUSSAINT LOUVERTURE, CHRISTOPHE et DESSALINES ont entrepris une guerre d’indépendance qui s’est terminée par la victoire de l’armée indigène et l’émergence d’Haïti le 1er janvier 1804.
Par ailleurs, la lutte de libération de la Guadeloupe impose la création de tracées spécifiquement caraïbes. Militants syndicalistes et militants politiques doivent conjuguer leurs efforts pour dialoguer et s’entendre au cours d’une phase de transition. La difficulté dans cette entreprise de création se situe au niveau méthodologique. La libération de la Guadeloupe implique aux militants d’intervenir sur deux niveaux :
- au niveau de la population guadeloupéenne considérée non pas comme un ensemble de citoyens potentiels qu’on chercherait à conduire aux urnes, mais comme des hommes et des femmes qui sont des sociétaires et participent au développement politique de leur archipel ;
- au niveau de l’ensemble caraïbe : la Guadeloupe doit s’intégrer dans l’arc oriental et prendre sa place dans la Méditerranée des Caraïbes.

Oruno D. LARA
29 mai 2009



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