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L’ESCLAVAGE : OUBLIER, SE SOUVENIR, RACONTER


Rédigé le Mardi 2 Juin 2009 à 12:10 |

De la Rédaction du Naïf. Ce texte du Professeur F.Vergès, a porté un éclairage nouveau sur la question de l’esclavage de manière globale lors de sa première publication, nous le publions de nouveau.
Bien entendu chaque espace esclavagiste présente sa propre logique et sa propre complexité comme le souligne l’auteur.


Texte de Françoise Vergès. Professeur d’histoire à l’université de Londres.
Co-présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage.


Les puissances européennes et les Etats Unis d’Amérique ont pratiqué la traite des Noirs et l’esclavage pendant plusieurs siècles. La première expédition négrière qui quitte Liverpool sera suivie de milliers d’autres, partant de nombreux ports d’Europe.

Les puissances européennes ont établi des colonies aux Amériques - Caraïbes, Brésil, Amérique du nord - et dans l’Océan Indien - îles Mascareignes - sur lesquelles elles décident de cultiver épices, café et sucre dont les Européens sont devenus friands.


Le système économique choisi est celui de l’esclavage : dans chaque colonie, un petit nombre de colons européens règne sur des centaines de milliers d’hommes et de femmes réduits à la servitude, privés de droit, condamnés à ce qu’Orlando Patterson appelle une « mort sociale ».(1)

Du 16ème au 19ème siècle, des millions de captifs Africains deviennent esclaves. Le pic est atteint au 18ème siècle, entre 12 et 15 millions d’Africains sont alors déportés vers les colonies des Amériques, selon l’historien Hugh Thomas. (2)

La lutte contre la traite et l’esclavage colonial sera longue et difficile : ce n’est qu’au XIXe siècle que, face au spectre de la Révolution haïtienne, sous la pression des révoltes dans les colonies et des mouvements abolitionnistes que les puissances esclavagistes abolissent traite et esclavage.

Cette longue, très longue histoire qui accompagne l’histoire de l’Europe et des Etats-Unis, contemporaine de la monarchie absolue, de l’avènement de la modernité et de l’idéal démocratique, des déclarations des droits de l’Homme, est pourtant encore aujourd’hui marginalisée.

Elle ne fait toujours pas partie du récit fondateur de la modernité ; l’esclavage est exclu de ce récit, il appartiendrait à une autre histoire, celle de l’Ancien Régime, ou serait comme une aberration dans le temps de la modernité.

Cependant si on peut observer une même résistance dans tous ces pays, on note des différences dans les réponses sociales, culturelles, artistiques.

Ces différences sont dues à plusieurs causes : le poids des descendants d’esclaves dans le débat public, leur entrée dans des positions influentes dans l’art, la culture, l’université, la politique, les changements d’attitude et de mentalité, l’état de la réflexion sur les sources du racisme, l’exemple d’autres pays, et la tradition politique… La comparaison doit tenir compte de toutes ces singularités.

Ainsi, en France, ayant tendance à adopter des politiques du haut vers le bas, l’adoption d’une loi parlementaire a été la voie suivie ; en Angleterre et aux Etats-Unis, l’autonomie des universités a permis de plus grands développements dans la recherche qu’en France.


La comparaison doit aussi tenir compte de l’histoire de l’abolitionnisme dans chaque pays : quel récit a été favorisé ? quels en sont les héros ?

Ainsi, si chaque ancienne puissance esclavagiste préfère insister sur les grandes figures de l’abolitionnisme plutôt que sur sa responsabilité dans le crime, l’histoire des révoltes d’esclaves et des mobilisations anti-esclavagistes a malgré tout pesé sur la manière dont la traite et l’esclavage sont traités aujourd’hui.

Plutôt que de faire une comparaison qui pourrait faire croire qu’un pays fait « mieux » qu’un autre, il est plus utile de voir ce qui a marché ou ce qui a fait controverse dans un pays et comparer cela à la situation d’un autre pays.

Esclavage et « Race »

Le discours esclavagiste fragmente l’humanité en plusieurs groupes et les hiérarchise. Les « Nègres » seraient au bas de l’échelle. La fonction meurtrière de l’État est justifiée : il exerce son pouvoir souverain pour éliminer des races dites « inférieures » et purifier celle qui serait « supérieure ».

Une des premières ordonnances du roi de France dans ses colonies sera d’interdire formellement, et sous peine de poursuites judiciaires, les relations sexuelles entre Blancs et Noirs.

En se racialisant, en s’africanisant, l’esclavage colonial européen introduit au cœur de l’Europe la notion de « race ».
Il n’en fait pas simplement un marqueur du monde colonial, mais s’inscrit dans la pensée européenne : il existerait des races et les différences entre elles ordonnent le monde selon une hiérarchie irréversible.
C’est en Afrique et en Afrique seulement que l’on va acheter les futurs esclaves : noir et esclave deviennent progressivement synonymes.

L’esclavage colonial colore la servitude forcée car même quand les captifs viennent de Madagascar, des Comores ou de l’Inde comme dans les îles Mascareignes, ils deviennent « noirs » par leur condition d’esclaves.

L’Europe fait de la relation entre « africain » et « esclave », entre « noir » et « esclave », une relation « naturelle ». Il faut bien expliquer pourquoi c’est l’Afrique qui fournit les esclaves, pourquoi dans les colonies européennes, il est naturel de voir des milliers de Noirs travailler sous le fouet pendant que des Blancs profitent de ce travail.

Les explications sont diverses : bibliques avec la condamnation des fils de Cham qui aurait ri en voyant son père soûl et nu, fils de Cham qui selon l’interprétation moderne qui est faite de cet épisode seront « noirs » ; climatiques : les Africains seraient les seuls à pouvoir supporter le travail manuel sous des climats tropicaux ; économiques : on ne peut vendre le sucre ou le café au marché européen en payant ses réels producteurs, ceux qui travaillent dans les champs, le coût en serait trop élevé ; « humanitaires » : en arrachant les Africains à la barbarie de leur lieu d’origine, en les asservissant, on les sauverait d’un destin tragique, on leur apprend le travail, on les christianise ; et clairement racistes : les Africains seraient des êtres inférieurs, brutaux, qui ne comprennent que le fouet et la punition.

La société coloniale inscrit l’inégalité jusque dans les détails : les Africains sont interdits de porter des sabres et des épées, de s’asseoir dans les églises ou les salles de spectacle aux côtés des Blancs, ou de revêtir même un costume que les Blancs ; les femmes ne peuvent porter de bijoux, ni de foulards sur la tête…

Les esclaves ont statut de « meubles ». La colonie est un monde où le « maître » règne. Les « Nègres » sont, pour lui, des êtres « remplis de méchanceté(3) ». Seul l’esclavage peut « sortir des travailleurs de peuples barbares où l’on tient boucherie de chair humaine ». (4) Le Noir fuit l’effort, il n’a que deux passions : les danses les plus grossières et les plus lascives, et la luxure la plus rustre. L’esclavage est « une école du travail » ; il est bon pour la santé de ces Africains que leurs « humeurs » portent naturellement à la paresse.

Fuir l’esclavage est d’ailleurs signe de troubles mentaux(5) .
S’insurger contre la servitude, c’est d’ailleurs faire preuve de barbarie.

Le racisme de l’esclavagisme colonial va opérer une coupure radicale entre ceux qui seraient naturellement membres de la communauté des égaux et ceux qui en seraient naturellement exclus.

Au cours du 16ème et du 17ème siècle un discours sur l’inévitabilité du système esclavagiste, et même ses bienfaits se développent. Les voix qui s’élèvent contre sont rares et peu entendues. Le « Blanc » est inventé comme couleur de la civilisation et de l’universel, et de ce fait, disparaît comme couleur sociale signifiante.

Cependant c’est bien l’invention du « Blanc » qui rend nécessaire le besoin du « Noir ». Si le Blanc est doué de raison, de culture, s’il a accès aux techniques les plus avancées, c’est parce qu’il disposerait naturellement des qualités les plus développées sur l’échelle humaine.

Certes, il y a parmi les Blancs des gens qui seraient dépourvus de ces qualités - les pauvres, les marginaux, les fous, les femmes - mais ils sont appelés à entrer lentement et progressivement dans la catégorie « civilisée ». La catégorie « Noir-Nègre-esclave » favorisera d’ailleurs cette entrée.
L’Europe des Lumières s’interroge à son tour sur la « race noire ».

L’auteur de l’article « nègre » dans l’ Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des arts, et des métiers co-édité par Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, définit les personnes qui sont associées à cet état comme appartenant à une « nouvelle espèce humaine » .

Dans l’édition de 1798 de l’Encyclopaedia Britannica, c’est l’apparence physique des nègres qui retient l’attention de l’auteur pour qui cette « race malheureuse » a tous les vices : paresse, impudence, cruauté , dissimulation, débauche, méchanceté…

Le mot « nègre » dans l’acception d’une « autre race » est entré dans la langue française dès le début du XVIe siècle au moment où la France se lance dans le commerce d’êtres humains mais c’est au XVIIIe siècle qu’il prend entièrement le sens « d’esclave noir ». Bois d’ébène, nègre, Code Noir, maître, négrier, toute une terminologie est inventée pour parler de ce commerce.

La femme et l’homme capturés perdent singularité, noms, conditions humaines : d’être social ils deviennent nègre, et devenant nègre, ils deviennent esclave. Auparavant frères, pères, fils, cousins, sœurs, mères, se reconnaissant dans un réseau de relations familiales, claniques, sociales, religieuses, ils perdent tout ce qui faisait sens. Même esclaves dans leur pays, ils n’étaient pas nègres.

L’esclavage impose une terminologie où le propriétaire d’esclaves est leur maître et les esclaves sa propriété privée.

Avec la traite et l’esclavage, la couleur noire entre dans les champs de l’économie, de l’histoire et du politique. Economie : être noir, c’est être une marchandise. Histoire : être noir, c’est être dépourvu d’histoire, de subjectivité. Politique : être noir, c’est ne pas être libre.

La couleur noire est associée à des qualités morales et esthétiques qui distinguent l’individu de couleur de l’individu en général, c’est-à-dire du Blanc.
La Révolution française propose l’expression « homme de couleur », dans le souci de trouver un terme qui atténue le rétrécissement de l’autre à sa noirceur. Mais la formule là encore est ridiculement réductrice et fonctionne même comme une litote.

En voulant ouvrir au plus large, on finit par exclure les Noirs eux-mêmes de cette appellation. (6) L’abbé Raynal dans son Histoire philosophique des deux Indes distingue ainsi « les nègres » qui sont les esclaves, des « Noirs » ou « Africains » qui n’ont pas encore subi l’esclavage. « Le mot Noir se veut donc plus neutre », explique Sylvie Challaye.

Ce sera ainsi « Le Code noir », « La société des amis des Noirs » (et non « des esclaves »). L’expression Libre de couleur indique bien que le statut de libre est associé naturellement à une couleur puisqu’il faut préciser que cet individu de couleur est libre (on ne dit pas « Libre blanc ».)

Le XVIIIe siècle - ce siècle des révolutions - a produit une littérature sur la cruauté du despotisme, l’exploitation par l’esclavage, l’injustice des richesses accumulées sur la mort et l’asservissement de millions d’individus.

Le récit sur cet « âge des révolutions », même sous la plume de l’historien marxiste Eric Hobsbawn, privilégie cependant les révolutions « européennes », la Révolution française, la première pour son symbolisme, son écho à travers le monde et les siècles, la plus célébrée, la Révolution américaine et la Révolution anglaise : pas un mot de la Révolution haïtienne.

Une ligne de couleur invisible mais opérante s’impose ainsi qui peu à peu fait disparaître la révolution haïtienne pour mettre en place le récit de la « barbarie » haïtienne, de l’échec de cette révolution.

Or, à y regarder de plus près, la Révolution haïtienne était la première à se vouloir universelle. En faisant de l’abolition de l’esclavage sa fondation, elle questionnait un universalisme qui reconduisait de l’exclusion.

Les révolutionnaires français et américains butent sur cette question : si la citoyenneté est un principe fondateur de la révolution, les esclaves peuvent-ils devenir des citoyens ? Leur donner la liberté peut-être, mais la représentation ?

Les esclaves affranchis pourraient demain venir débattre dans les assemblées, voter les lois, parler au nom de la Nation ?
Est-ce possible ?
N’a-t-il été pas dit depuis des siècles que les « Noirs » sont des êtres inférieurs, qu’ils sont incapables de raison ?

Et voilà que des « Noirs », dont certains comme Toussaint Louverture ne sont certes pas sans contradiction - ils possèdent des esclaves, ne pensent pas à abolir le système de plantation, seulement le réformer -, interpellent les révolutionnaires, faisant preuve d’une parfaite connaissance des idéaux démocratiques et révolutionnaires et leur disent : la communauté des égaux ne connaît pas de différence de couleur.

La Révolution haïtienne interroge la violence qui se tapit au cœur de la modernité. Les rapports des députés révolutionnaires avaient dressé le tableau d’un monde colonial cruel et barbare.
« Le délire des tyrans les plus cruels n’étoit (sic) rien en comparaison des maîtres d’esclaves », écrivait J-Ph. Garran, député du Loiret dans son Rapport sur les troubles de Saint-Domingue, fait au nom de la Commission des Colonies, du Comité de Salut Public, de Législation et de Marine.

« L’habitude de la cruauté l’exalte jusqu’à la frénésie, et les blancs avaient sans cesse sous les yeux les souffrances des esclaves, et leur déplorable asservissement, plus cruel peut-être que les tourments les plus barbares, » poursuivait-il. (7)

Et pourtant, ce sont les révolutionnaires haïtiens qui vont être décrits comme des « monstres avides de sang et de carnage », habités d’une fureur sauvage, et les colons comme les victimes d’une insurrection sanglante.

La presse, les témoignages en Europe et aux États-Unis vont construire l’image d’une insurrection sanguinaire et sauvage qui ne mérite pas le nom de « révolution ».(8)

Ainsi disparaît l’histoire d’une des premières révolutions des Lumières. C’est en partie dans le silence organisé sur les causes de cette révolution, que s’origine une approche de l’esclavage qui privilégie le moralisme, s’irrite de la demande en reconnaissance de descendants d’esclaves, et s’organise un récit qui met en parallèle toutes les traites « négrières », toutes les formes d’esclavage.

En effet, en mettant sous silence la Révolution haïtienne, le récit de l’abolition de l’esclavage accomplit plusieurs objectifs.

Tout d’abord de minorer dans l’histoire de l’abolition de l’esclavage, le rôle important de cette révolte qui débouche sur la première et seule libération de tout un pays où la majorité d’une population d’origine africaine, qui a été achetée et déportée, était asservie à un petit groupe de colons blancs.

Elle donna espoir à des millions d’esclaves des colonies européennes ; elle démontra que des esclaves pouvaient construire un état libre avec une constitution démocratique ; elle fit de l’abolition de la traite et de l’esclavage colonial une question urgente ne serait-ce qu’à cause de la peur chez les colons d’une répétition de cette révolution.

Ensuite, l’Europe et les Etats-Unis pouvaient donner comme seule source de l’abolitionnisme, l’humanisme européen. Les figures de l’abolitionnisme devinrent européennes, ses textes, les textes de la pensée européenne.

Aussi, la portée politique de la Révolution haïtienne - comment construire une communauté des égaux en réunissant anciens maîtres et anciens esclaves - pouvait disparaître et seule la portée morale de l’abolition de l’esclavage devenir le nœud du récit de l’émancipation.

Finalement, c’était ignorer la présence de la ligne de couleur dans la pensée européenne. L’histoire de la lutte contre la traite et l’esclavage sera longue et difficile.

En Europe, le mouvement abolitionniste anglais fut le plus déterminé et le plus inventif. Il développa une campagne de propagande qui fut extrêmement populaire : signature de pétitions par des milliers de citoyens, publication de témoignages d’esclaves, affiches, réunions publiques, interpellations des parlementaires…

Le mouvement abolitionniste français, pour sa part, ne réussit jamais à faire de l’abolitionnisme une grande cause populaire. La traite négrière fut abolie en 1807 par l’Angleterre et en 1817 par la France ; l’esclavage fut aboli en 1833 par l’Angleterre et finalement en 1848 par la France (aboli une première fois en 1794, l’esclavage avait été rétabli par Napoléon en 1802).

Les abolitionnistes français eurent du mal à se faire entendre. Accusés d’être des agents de l’étranger, de vouloir ruiner l’économie nationale, d’encourager la paresse, ils durent, selon, Victor Schoelcher, le plus combatif d’entre eux, « lutter sans relâche contre la virulence des passions les plus exaspérées comme les plus viles ».


Mais leur doctrine souffre d’un trop grand moralisme et ne sait pas tenir compte de la force du racisme et d’une économie coloniale qui exige, encore plus qu’en Europe, le déni des droits du travail.

« Que l’esclavage soit ou ne soit pas utile, il faut le détruire ; une chose criminelle ne doit pas être nécessaire » estime, en 1843, Victor Schœlcher. Schœlcher oppose à la logique économique des arguments moraux : « La violence commise envers le membre le plus infime de l’espèce humaine affecte l’humanité entière ; chacun doit s’intéresser à l’innocent opprimé, sous peine d’être victime à son tour, quand viendra un plus fort que lui pour l’asservir ».

C’est cette vision entachée pour le meilleur et pour le pire de sentimentalisme qui donnera du problème de l’esclavage une vision romancée - si romancée qu’elle ne pourra trouver qu’un dénouement sentimental.

Traite des Noirs et esclavage colonial n’ont pas fait « scandale » pendant plus de trois siècles. Adhésion, indifférence, et complicité de millions d’Européens et d’Américains pour une économie de prédation expliquent que cela pu durer si longtemps.

Quand les puissances esclavagistes seront finalement confrontées à la nécessité de mettre fin au commerce d’êtres humains et à leur asservissement, elles feront face à de nombreuses résistances.

Aux Etats-Unis, il faudra une guerre, une des plus meurtrières pour le peuple américain et une des plus dévastatrices sur son sol, pour que l’esclavage soit aboli.

En France, le gouvernement républicain acceptera de compenser financièrement les propriétaires d’esclaves qui auraient subi un « dommage » à leur droit de propriété et acceptera d’imposer aux nouveaux affranchis un système punitif de contrat de travail : tout affranchi doit signer un contrat de travail et s’il n’est pas en possession de ce contrat, il peut être condamné aux travaux forcés. Dans les colonies anglaises le même système est imposé.

Par commodité et par utilité, la propagande abolitionniste a décrit l’esclavage comme une monstruosité, une pure atrocité. Mais par contrecoup, cette propagande a réduit la vie des esclaves à la simple animalité. Or, les esclaves avaient appris à négocier leurs conditions de travail, à contourner lois et règles, à défendre un espace privé, si réduit soit-il.

L’esclavage fut toujours un rapport de force admettant négociation, rapport de force certes extrêmement instable et basé sur des termes variables à travers l’espace et le temps.

C’est une relation qui ne saurait être réduite à l’affrontement maître-esclave. Gardons-nous de donner de la société esclavagiste une image sereine et mièvre ! Mais tâchons d’étudier l’esclavagisme comme l’une des formes de relations humaines, et non comme une aberration relevant du proto-humain, voire de l’inhumain.

En posant l’esclavage en mal absolu, l’abolitionniste ne sait pas analyser ces tensions et ces négociations, comme il méconnaît les phénomènes de créolisation.

L’une des premières doctrines favorisant l’approche humanitaire, l’abolitionnisme voit dans l’esclave une victime qui ne pourrait être l’agent de sa propre émancipation.
Selon ce scénario conventionnel et simpliste, l’esclave peut se rebeller comme un enfant ou comme une brute ; mais il ne peut en aucun cas prendre en main sa destinée.

Sans l’intervention et sans l’évolution de groupes éclairés, la communauté des esclaves, livrée à la corruption des tyrans locaux ne saurait être libre.

Cette approche de l’esclavage minore les apports fondamentaux des esclaves au monde dans lequel nous vivons aujourd’hui : cultures, musique, poésie, rituels, pratiques, récits, processus de créolisation.

Le paradoxe est là, et l’approche moraliste le masque : les esclaves, êtres condamnés à la mort sociale, lèguent au monde leur créations et transforment à jamais le monde. Brésil, Caraïbes, Océan Indien, Etats-Unis, Europe, Afrique, ces mondes seront profondément bouleversés par la globalisation induite par la traite des Noirs et l’esclavage.

L’abolition de l’esclavage ne fait pas disparaître la figure du « nègre » à laquelle s’attache tant de négatif. Le Larousse de 1874, qui se veut progressiste, donne ainsi à l’article « Nègre » quelques citations : « Père Dutertre dit que, si tous les NÈGRES sont camus, c’est que les pères et mères écrasent le nez à leurs enfants. (Buffon)

L’amour excite chez les NÉGRESSES des transports inconnus partout ailleurs, et elles poussent l’audace du plaisir jusqu’à la rage la plus effrénée (Virey.) La stature du NÈGRE est généralement au-dessous de la moyenne (A. Maury.) Le NÈGRE est l’image de Dieu taillée dans l’ébène. (Fuller.)

Le maître du NÈGRE est l’image du démon taillée dans l’ivoire. (Horace Smith.) Le mulâtre ressemble plus à un NÈGRE qu’à un blanc. (Maquel.) Le diable des NÈGRES est peint en blanc : j’aime cette représaille. (A. d’Houdetot.).

Esclave noir employé aux travaux des colonies : Les NÈGRES tremblent sous le fouet du commandeur. Par anal. Personne condamnée à un état de misère et d’assujettissement : Les pauvres sont les NÈGRES de l’Europe (Chamfort.) ».

Les empires coloniaux post-esclavagistes célèbrent la civilisation européenne. L’esclavage ne peut donc exister dans les récits nationaux.

L’identité nationale qui se forge au moment de la révolution industrielle, de la démocratisation lente et progressive de la vie sociale, culturelle et politique s’appuie en partie sur le récit impérial. Aux Etats-Unis, la ségrégation raciale a suivi l’abolition de l’esclavage.

Lynchages, discriminations, enfermement dans des ghettos, mise à l’écart systématique, témoignent de la prégnance d’une pensée raciale héritée de l’esclavage.

En France, la mission civilisatrice justifie la conquête de peuples et leur asservissement au statut « d’indigènes ». La France est « généreuse » dit le récit colonial ; dans un écho du discours esclavagiste, le discours colonial raconte que la France libère les peuples d’un horrible asservissement.

L’abolitionnisme contribue à cette fiction car il est invoqué pour légitimer les conquêtes coloniales. Le passé abolitionniste de l’Angleterre conforte la société anglaise dans sa grandeur morale.

Il n’est donc pas surprenant que les Etats qui ont pratiqué traite des Noirs et esclavage aient du mal à mémorialiser et historiciser cette histoire.

Aux Etats-Unis, c’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que le récit harmonieux d’un nord volant au secours des esclaves contre un sud arriéré, ou le récit célébré par the Birth of A Nation de Griffiths, où le Klux Klux Khan est présenté comme pilier de la civilisation, est plus que jamais difficile à tenir.

Le mouvement des droits civiques dans les années 1960 va donner un élan nouveau à la réappropriation par les Africains-Américains de cette histoire dont ils disent qu’elle est l’histoire de la nation américaine. En Angleterre, c’est à la suite du grand mouvement d’émigration des West Indians, le Windrush du nom du bateau qui en amena des milliers, que la question revient d’une histoire oubliée.

En France, dans les années 1960, peu à peu dans les DOM, les mouvements culturels d’affirmation identitaire vont puiser dans la mémoire orale pour restituer la figure de l’esclave et son expérience.

Ces mouvements s’inscrivent dans le mouvement plus large de revendication des cultures non européennes et de leurs expressions.

Ils visent également à une écriture de l’histoire qui se dégage de la temporalité imposée par la France. Ils sont liés aux luttes politiques locales, attentifs aux luttes de décolonisation dans leur région (Caraïbes, océan Indien) et dans le monde (Algérie, Vietnam), et aux révisions opérées en France sur le mythe national.

L’intérêt pour l’histoire orale et la mémoire populaire contribue à cette archéologie des récits. La langue, les rites, les contes ont perpétué la mémoire de l’esclavage, constituant une archive irremplaçable. Sous la pression de ces mouvements et des partis de Gauche des DOM, une loi est votée en 1983 qui institue la date retenue par chaque département d’Outre-mer comme étant fériée(9) .

Thèses, colloques, romans, témoignent de cette émergence. Mais ce travail de remémoration concerne essentiellement le monde ultramarin.

Aucun ouvrage des historiens de ces sociétés n’est discuté par le monde universitaire français, ne fait l’objet d’une critique, d’un débat, ni ne constitue une référence.

Lors de la célébration du bicentenaire de la Révolution française en 1989, l’esclavage est évoqué mais c’est pour saluer le rôle de la Constituante et l’abolition le 4 février 1794. La connaissance avance mais reste fragmentée.

Le cent cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage en 1998 est l’occasion pour les populations des DOM de donner un nouvel élan à l’inscription de cette mémoire et de cette histoire dans l’espace public : stèles, monuments, noms de rue témoignent de cet effort.

Pour les ressortissants d’Outre-mer, c’est l’occasion d’investir l’espace public en France métropolitaine et de réclamer que la France se penche sur cette histoire qui est la sienne. Mais la société française reste en grande partie indifférente.

Finalement, l’histoire de la « décolonisation » en France a surtout retenu la violence de confrontations débouchant sur des ruptures radicales, les luttes des esclaves apparaissent négligeables.

L’absence de l’esclave dans les enceintes politiques de la Nation est symptomatique de la difficulté à penser sa présence comme sujet de l’histoire puisque ce statut lui a été nié. En Europe, la figure de l’esclave est une métaphore de la tyrannie, une figure convoquée pour interpeller les puissants mais n’est pas une figure qui parle et pense.

Les musées, monuments et mémoriaux, qui se construisent dans les pays qui furent coupables d’organiser la traite des Noirs et l’esclavage colonial, sont les échos dans leur programmation et leurs objectifs aux histoires nouées et hésitantes de chaque société par rapport au racisme qu’elle a contribué à élaborer et solidifier.

La difficulté d’accorder à cette histoire une place centrale dans l’imaginaire, le droit, le politique relève sans doute d’une mauvaise conscience et d’un refus de considérer une responsabilité historique.

Le débat stérile sur une soi-disant demande de repentance, la volonté de renvoyer cet épisode à une histoire générale de « l’esclavage » partout, dans toutes les sociétés et en tout temps, témoignent d’une résistance à la vérité historique.

Toute forme d’esclavage est une mort sociale, mais du 16ème au 19ème siècle, des Européens, qui disaient apporter au monde les lumières, considérèrent que les Africains pouvaient être négociés, achetés, déportés, que la racialisation du travail dans les plantations ne posait pas problème.

On est en droit de s’interroger sur le fait qu’aujourd’hui, ni les Etats-Unis, ni la France, ni l’Angleterre, ni l’Espagne n’ont su consacrer à ces pages d’histoire la pleine attention qu’elles méritent, près de deux siècles après l’abolition de l’esclavage.

La France a institué une journée de commémoration annuelle le 10 mai et a engagé des mesures dans l’éducation et la recherche ; un monument national a été inauguré le 10 mai 2007 ; un centre s’est crée au CNRS.

Plus que jamais des livres paraissent. Aux Etats-Unis, des monuments ont été installés dans plusieurs villes, des musées se sont ouverts et la recherche est très avancée depuis des décennies.

En Angleterre, les villes de Bristol et Liverpool ont entrepris de réfléchir sur cette histoire, de la donner à voir et là aussi, la recherche est très avancée depuis des décennies.

Les choses bougent. Des réseaux transcontinentaux se sont créés, des artistes, des cinéastes, des romanciers se sont emparés de ces sujets.

Les noms de combattants « non Européens » - Frederick Douglass, Louis Delgrès, Toussaint Louverture, Cimendef, Sojourner Truth, la Mûlatresse Solitude, Boni…- deviennent plus familiers.

Cette histoire qui est la nôtre, pas seulement celle des descendants d’esclaves, peut devenir source plus grande, plus partagée de références et de réflexions sur la condition inhumaine imposée à des être humains, sur la catégorie même de l’humain contaminée par la notion de race.

Notes

PATTERSON, Orlando, Slavery and Social Death. A Comparative Study. Harvard : Harvard University Press, 1982.
THOMAS, Hugh, La Traite des Noirs, 1440-1870. Paris : Robert Laffont, Bouquins, 2006.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
www.africultures.com, « Ces mots réducteurs de tête » par Sylvie Chalaye
Rapport sur les troubles de Saint-Domingue, fait au nom de la Commission des Colonies, du Comité de Salut Public, de Législation et de Marine, tome 1, an V de la République, pp.25 et 27.
Les historiens tout en s’accordant sur la violence des deux camps de la révolution, insistent toutefois sur la légitimité de la révolte.
Décret, JO No 83-1003, 23 novembre 1983, p. 3407.



Actualité Martinique


1.Posté par marco le 02/06/2009 18:35
Une analyse qui me porte ,beaucoup .C'est ce que j'attends de ce site et non les injures.
L'auteur est universitaire ,la rigueur est là.
mERCI

2.Posté par JOSE le 04/06/2009 16:47
Bonjour, MR Camille CHAUVET

MERCI,MERCI BEAUCOUP MR CHAUVET

Vous nous faites grandir MERCI.

A bientot sur la toile.

3.Posté par psicotek le 06/06/2009 22:51
Aujourd'hui j'ai acces a toute cette connaissance du passé. Combien de martiniquais ne connaissent pas leur histoire detailée comme cela. Tout martiniquais devrait pouvoir lire ce texte;on en sortirait grandi

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